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Miroirs et illusions

Nous vivons par procuration. Des écrans, des miroirs déformants. La tentation de Narcisse.

J’aimerais aller vers l’autre, lui parler, l’écouter, échanger, mais je ne sais par où commencer. Des conversations banales. Échanger pour échanger. Le nouveau réseau virtuel peut donner les occasions d’échanger autrement, peut-être plus aisément. Néanmoins, le faux semble régner. Partout. Les gens mentent, embellissent, parce que la vie en société l’exige. Les gens croient, parce que la vérité les effraie. Il semble que nous, aspergers, sommes condamnés à nous sentir étrangers en ce monde, mis à l’écart.

Le mensonge ne sert pas qu’à polir, gommer, enrober nos relations. Il détruit. Rien que ça.

Il détruit les espoirs. Il détruit des vies. Il détruit la nature. Il détruit la vie. Il détruit toute possibilité d’un monde meilleur.

Des exemples. Regardez autour de vous. Il est possible de voir quand on veut voir. Ouvrez un journal. Informez-vous. Si la dissonance cognitive ne vous a pas trop embrouillé le cerveau, si les entreprises de lavage de cerveau et de désinformation ne vous ont pas trop abrutis, cela ne saurait être trop difficile. La fin justifie les moyens. Les moyens de détruire. Si l’ambition et la soif d’accumuler justifient tous les mensonges, l’aveuglement est parfois volontaire ou non. Nous sommes tous coupables, parce que nous faisons tous partie de la société et nous ne pouvons pas aisément y échapper.

Dès la tendre enfance, on vous somme de vous conformer. Vers l’adolescence, on vous prépare à accepter votre sort, celui de vous réaliser dans un emploi, de devenir un rouage de la machine. Certain.e.s parviennent mieux que d’autres à tirer leur épingle du jeu. Si vous êtes normal.e, ou apparemment normal.e, vous y arriverez sans trop d’encombres. À moins que votre organisme ne se détraque, que le stress ne vous désintègre, que la nature ne reprenne le dessus. Ça se produit tous les jours, tout le temps. Lisez les journaux.

Nous vivons dans un monde d’illusions, où rien n’est réel, où la terre est plate et nos dirigeants ont secrètement des visages reptiliens. Où les coupables sont nécessairement différents, pas humains. Des trans, des immigrants, des reptiliens. Vous voyez où je veux en venir? Pour que mes motivations soient claires: j’exècre tout ce qui représente le marché de la haine actuel. Il détruit. Il détruit tout espoir d’un monde meilleur.

Les droits des uns, les droits des autres

Ça y est! C’est fait. Le gouvernement a décidé que c’en était fini du port du voile pour les enseignant.e.s et les fonctionnaires de l’État. On parle de signes religieux, mais les musulman.e.s sont visé.es en priorité, il va sans dire.

Même si je suis lasse de ce débat et de tous les déchirements qu’il entraîne, je m’y intéresse, parce que je prends mon devoir de citoyenne au sérieux. Bien qu’autiste, je suis capable de réfléchir, de sentir, de raisonner. Si certain.e.s reprocheront à mon point de vue d’être autiste, eh bien!, iels auront raison. J’ai des droits, malgré que je sois une minorité, non visible, et en ce mois d’avril, nous en profitons pour rappeler que notre voix est importante, surtout lorsqu’on parle de nous.

J’imagine qu’il en est ainsi pour n’importe laquelle minorité, personne racisée, handicapée ou LGBTQ. Je crois donc, par conséquent, qu’il est déplorable que des gens de race blanche, des Québécois « de souche », décident que TOUTES les musulmanes qui portent le voile, sans exception, le font toutes pour les mêmes raisons et cela, sans même les écouter. Il est déplorable aussi que tout en affirmant qu’elles ne sont que des femmes soumises et stupides, on leur refuse un emploi, l’occasion pour elles de sortir de la maison et de s’émanciper, l’occasion de prendre leur vie en main.

On doit le dire comme cela est: on bafoue leurs droits. La Charte des Droits et Libertés est claire là-dessus:

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

Selon moi, on peut trouver tous les prétextes, celle d’une supposée laïcité, dévoyée: commencer à nier certains droits peut nous entraîner vers une pente glissante. On accuse une personne voilée de faire ainsi du prosélytisme, de chercher à convertir les autres, mais l’accusation me semble absurde et basée sur des préjugés. D’aucuns font preuve de paranoïa et soutiennent qu’un simple voile peut conduire à l’institution de la charia, par exemple. Soulignons aussi que l’interdiction du voile ne touche que les femmes, insinuant que les hommes musulmans ne sauraient faire de prosélytisme. Il s’agit de perceptions, et bien que les perceptions comptent, elles ne sauraient justifier le racisme (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) ni quelque autre préjugé.

Je me désole de tout ce cirque, parce que j’ai vu, ces dernières années, le peuple québécois, incluant ma famille proche ou éloignée, exprimer de plus en plus de préjugés et de méfiance envers les immigrant.e.s. Cela m’a amenée aussi à me questionner sur mes propres idées préconçues pour mieux comprendre à quel point le discours médiatique encourage les préjugés et la haine.

« La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais la protection de la minorité. », a dit Albert Camus.

Il importe de protéger les droits des minorités, même si on ne se sent pas directement touché.e. Nous ne devons pas être berné.e.s: le présent projet de loi sur la laïcité sert à discriminer contre un groupe d’individus, en l’occurrence les musulman.e.s, plutôt qu’à instaurer une véritable laïcité. On devrait plutôt protéger le droit de participer à la vie active de toutes les minorités, incluant celles qui ne se fondent pas dans le continuum « québécois de souche » et qui appartiennent à une autre culture. Ces différentes cultures ne représentent pas une menace pour notre si fragile identité québécoise: l’identité n’est pas un ciment immuable et opaque, mais elle progresse et se transforme au contact des autres.

L’inquiétante différence

Comme beaucoup d’entre vous, sans doute, je lis les nouvelles, ou les regarde parfois à la télé, et bien des choses me font tiquer. Le sensationnalisme, parfois, les raccourcis, les préjugés véhiculés. Par exemple, quand on rapporte des meurtres, des crimes sordides, il y a une tendance à tenter de mieux connaître l’assassin, à se questionner sur ses motifs, sur son passé, sur sa santé mentale. Surtout s’il est blanc. Prenait-il des médicaments? A-t-il vécu de l’intimidation? Qu’est-ce qui a pu le motiver à commettre un tel geste? L’étranger, l’autre, nous n’avons généralement pas de mal à l’imaginer comme un monstre. Pour celui ou celle qui vit parmi nous, nous le décrirons plus souvent comme un.e malade mental.e.

Avouons qu’il s’agit très majoritairement d’un homme et cela, sans nier qu’il existe des femmes méchantes et des meurtrières. Les crimes les plus récents dont je puisse me rappeler, que ce soit la tuerie de Christchurch ou de la mosquée de Québec, sont le fait d’hommes. Cependant, si le racisme et le masculinisme peuvent évidemment expliquer plusieurs de ces crimes et qu’il faut sans aucun doute dénoncer la haine, il y a autre chose qui me fait tiquer: la facilité avec laquelle tout un chacun recourt à la maladie mentale pour expliquer ces gestes. La stigmatisation de la maladie mentale. Les insultes racistes et sexistes sont, à juste titre, dénoncées, mais rarement soulève-t-on les insultes capacitistes ou relatives à la santé mentale.

Vous ne vous souvenez peut-être pas de Paul Arcand qui sous-entendait que le tueur au camion-bélier de Toronto serait asperger (fait non prouvé). Son émission avait fait un tollé parmi les autistes, habitué.es qu’on utilise le mot « autiste » comme injure. Voir à ce propos l’article d’Irma Zoulane, Toronto et les médias:
https://wordpress.com/read/blogs/69968692/posts/93003

En parcourant les commentaires sous les articles sur Facebook, et sûrement aussi sur les autres réseaux sociaux, les allusions à la santé mentale des tueurs, ou encore des racistes en général, laissent entendre que seuls des malades mentaux pourraient commettre ce genre de crimes, banalisant en quelque sorte ces actes. En plus, cela contribue à la stigmatisation des malades mentaux, qui ne sont pas tous, loin s’en faut, des êtres vils, méchants et dangereux. La plupart d’entre eux ne sont même pas violents, et quand ils le sont, c’est le plus souvent envers eux-mêmes.

Ajoutant à cela qu’on souligne souvent, chez ces criminels, le caractère peu social de l’individu, renfermé. En tant que grande introvertie, je me demande si cela n’encourage pas à montrer tous les solitaires comme des gens potentiellement dangereux, alors que beaucoup d’entre eux éprouvent simplement des difficultés à socialiser, que ce soit parce qu’ils sont autistes, ou qu’ils ont vécu des traumatismes, vivent avec une maladie mentale. Il est répandu de voir des blagues sur ces incels enfermés dans leur sous-sol qui n’ont pas d’amis et n’arrivent pas à trouver de copine, mais s’il convient de dénoncer la culture internet malsaine qui perpétue un message de haine toxique envers les femmes et les étrangers, il ne faudrait pas pour autant en conclure que tous les nerds mal-adaptés et sans emploi représentent un danger pour la société. Il vaudrait mieux se demander qu’est-ce qui ne va pas dans cette société pour que tant de personnes en soient exclues simplement parce qu’elles ne fonctionnent pas suffisamment bien dans ce système conçu pour le monde dit « normal ».

Enfin, je m’aventure peut-être en terrain glissant et j’espère me bien faire comprendre. Ce qu’il faut dénoncer, c’est une tendance narcissiste et malsaine à blâmer l’autre pour tous ces problèmes, que ce soit les femmes ou les étrangers, mais sans rabaisser les humains rejetés à cause de leur différence neurologique ou de problèmes de santé mentale. L’acceptation des différences devrait aussi inclure les neurodivergents et les malades mentaux, qui peinent souvent à trouver leur place en société et font face à différentes formes de discrimination.

Je suis autiste, donc j’ai tort.

Vous connaissez sans doute la fameuse pensée de Descartes: je pense, donc je suis. Il semblerait que pour les autistes, ce soit plutôt je suis autiste, donc j’ai tort. Je ne sais pas pour vous, mais on m’a déjà expliqué que si j’étais dans l’erreur, c’était sûrement parce que j’étais autiste. Autrement dit, je ne pensais pas de la bonne façon, mes conclusions n’étaient pas les bonnes, parce que mon type de raisonnement différait de celui des neurotypiques. Cela contribue un peu plus à faire douter de soi-même et à gruger le peu d’estime de soi qu’il nous reste.

Si je vous parle de cela, c’est qu’on a porté à mon attention les tweets d’un médecin belge, Laurent Alexandre, qui ne se gêne pas pour discréditer la jeune Greta Thunberg, à l’origine des manifestations mondiales pour l’environnement dans les écoles secondaires, non pas en attaquant ses idées, en montrant leur incohérence, leur incongruité, mais bien en soulignant son syndrome d’asperger. Ce médecin ne connaît rien à l’autisme, cela va sans dire, surtout que sa spécialisation n’est pas la psychiatrie.

Avant de continuer, analysons un peu ses tweets sur Greta:

En tant que médecin je pense que les parents de @GretaThunberg ont TORT de révéler le handicap neuropsychiatrique(différence en politiquement correct) de leur enfant.Elle est mineure et cela la fragile. Son Asperger s’est déjà compliqué d’une dépression sévère.C’est irresponsable https://t.co/0aD7NbUmRX— Laurent Alexandre (@dr_l_alexandre) 18 mars 2019

Il est important de préciser que les parents de Greta n’ont pas révélé l’autisme de leur fille contre son gré, comme le laisse entendre l’auteur du tweet. Greta en parle elle-même sans problème: https://www.facebook.com/story.php?story_fbid=773676963000126&id=732846497083173 Ensuite, il discrédite la jeune fille non seulement en fonction de son âge, mais aussi de son asperger et d’une dépression passée. Il lui dénie toute faculté de jugement, comme si elle était une sorte de marionnette débile aux mains de forces obscures.

Combattre les idées de @GretaThunberg et les lobbies qui la manipulent en instrumentalisant son handicap neuropsychiatrique est un devoir ! https://t.co/S6fmp0VJX6— Laurent Alexandre (@dr_l_alexandre) 18 mars 2019

Que sont ces lobbies, Laurent Alexandre? Encore là, les autistes ne peuvent penser par eux-mêmes: ils se font nécessairement manipuler. Ce ne sont pas des humains à part entière.

J’attaque ses parents et les lobbies. Elle c’est une gamine qui souffre. Regardez son visage. Jamais un seul sourire 🙈 https://t.co/QJV53chTRA— Laurent Alexandre (@dr_l_alexandre) 18 mars 2019

Quelle stupidité! Les autistes n’expriment pas leurs émotions de la même façon que les neurotypiques. L’absence de sourire n’indique pas nécessairement que l’autiste souffre. Nous pourrions relever le discours articulé, la confiance, le courage de la jeune fille, son intelligence, mais Laurent Alexandre préfère se pencher plutôt sur le « handicap » de Greta, de manière assez vile.

En 2030 les neuroconvergents seront stigmatisés…. comme les les mâles blancs hétérosexuels en 2019 😘😘😘😘 https://t.co/ZTNEYHoZ9Z— Laurent Alexandre (@dr_l_alexandre) 18 mars 2019

Oui, les mâles blancs hétérosexuels occupent la majorité des postes de direction, la majorité des tribunes dans les médias, mais ils sont stigmatisés parce que les neurodivergents osent prendre la parole et défendre leur existence même. (Parfois, les autistes savent faire du sarcasme.)

Je salue le courage de Greta Thunberg et espère qu’elle saura tenir bon et rester brave devant ses détracteurs. Les autistes, encore aujourd’hui, suscitent le mépris et même la peur, et nous devons combattre l’ignorance et montrer que notre différence constitue aussi une richesse.

Violence ordinaire

Pour toutes les personnes différentes, les personnes non conformes, les neurodifférents, les gais, les trans, les queers, les personnes racisées, les personnes mal adaptées pour quelque raison que ce soit, la violence est quotidienne et ordinaire. La discrimination. La peur. Le harcèlement. Le mépris silencieux. Les injures. Nous, gens « pas normaux », devons composer avec ces formes de violence plus ou moins sévères, plus ou moins dommageables, qui nous rendent notre inclusion dans la société plus difficile et parfois, impossible.

Bien sûr, tout n’est pas sombre et je ne veux pas dramatiser outre-mesure. Cependant, il est essentiel de nommer cette violence et je constate qu’on accepte de plus en plus de la regarder en face et de la nommer, plutôt que de la banaliser et la justifier. Encore là, je m’emballe peut-être, parce que la solitude et la discrimination, je la vis tous les jours et je la vois tous les jours, entre autres sur les réseaux sociaux, et il serait trop facile de balayer le tout en disant que ce ne sont qu’une minorité d’ignorant.e.s écervelé.e.s. Pour les autistes, par exemple, trouver un emploi s’avère souvent ardu. Les ami.e.s se font rares et l’isolement fréquent. Je parle davantage de cette réalité parce que je la connais bien.

Quand je parle de mes difficultés, d’aucuns me partagent leur propre vécu, leurs propres problèmes, en insinuant que je ne suis pas la seule à souffrir et que, par conséquent, ce que j’ai vécu n’est sûrement pas si terrible. Cela ne me conforte pas vraiment qu’un non-autiste compare sa réalité à la mienne et contribue à me sentir incomprise et à vouloir me taire. Le silence est mon meilleur ami. À qui donc voudrais-je confier la douleur de mes années d’intimidation, avec cette chanson en mon honneur (folle, la folle), ces poursuites incessantes, cette humiliation de ne pas savoir me défendre, cette exhortation à ignorer les enfants qui me persécutaient? Cela appartient au passé et pourtant, encore aujourd’hui, cela me définit. La méfiance continuelle. La haine envers les autres. La misanthropie.

Je sais que d’autres ont ce même vécu et l’enterrent au plus profond de leur être, honteux.ses. La honte revient toujours à l’intimidé.e. Pourquoi ne te défendais-tu pas? Tu réagissais trop: voilà pourquoi c’était aussi drôle de te harceler. En sixième année, les enfants expliquaient à l’institutrice que j’étais méchante, puisque je les regardais de travers. Bien entendu, un élève un peu plus intelligent fit remarquer que je réagissais ainsi sans doute parce qu’on ne me laissait pas tranquille, mais une bonne victime n’existe pas. Il aurait fallu que je ne sois pas autiste, que je comprenne comment me faire des ami.e.s. J’étais coupable d’être moi.

Avec le temps, on apprend de nos erreurs, sans doute, mais la nature profonde reste. Je ne tiens pas un blog seulement pour ressasser le passé, mais parce que je me questionne. Fort heureusement, aujourd’hui, on parle de plus en plus de harcèlement et les minorités défendent de plus en plus leurs droits. Néanmoins, des chroniqueurs se plaignent qu’on se soucie trop des minorités et pas assez du « monde ordinaire ». Au contraire, je trouve qu’on n’en parle pas encore assez. Le « gaslighting » est une technique qui permet à un.e abuseur.e de reporter le blâme sur la victime. Si on n’utilise le terme surtout dans les cas de violence conjugale, il peut à mon avis être couramment utilisé dans ce que j’appellerais la violence ordinaire, celle qui fait partie de l’existence des minorités. Reprocher à celles-ci de vouloir simplement défendre leurs droits et soutenir qu’elles encouragent ainsi la haine envers la « majorité » me semble totalement relever du « gaslighting ».